Puis il y eut le Oued Sous. Le mieux. Je garde un souvenir très fort de notre retour de Dakar à Marseille sur ce petit cargo mixte. Nous étions treize passagers dont sept enfants plus le fils du commandant qui avait notre âge. Nous passions des heures à jouer à cache cache, à nous raconter des histoires. Le fils du commandant avait toute notre admiration, un français de France et en plus de Marseille. Il nous est arrivé une aventure : le commandant a reçu un telex comme quoi nos amis de St Louis, chez qui mon frère venait de séjourner, avait un chien enragé. Il fallait agir vite pour vacciner mon frère. Le bateau a fait une escale exceptionnelle à Safi. Là le médecin de l’hôpital nous a ri au nez en disant que s’il fallait vacciner ceux qui n’étaient pas mordus, il serait débordé. Il y avait là un enfant au bras déchiqueté…
Nous avons repris la mer pour rejoindre Casablanca. L’arrivée dans le port, au soleil levant, fut magnifique : la mer était d’huile, les bateaux de toutes les couleurs dormaient sur l’eau. Je crois que nous avons fait escale à Malaga où l’eau de mer est très froide malgré la chaleur. En mer, nous avons fêté mes quatorze ans. Le cuisinier avait fait un beau gâteau et le commandant m’a offert un livre : « Infirmière de l’espace ». Je l’ai encore. En arrivant à Marseille, nous étions très excités car c’était le soir où les astronautes marchaient sur la lune. Nous marchions dans les chaudes rues de Marseille, il y avait du monde, la lune brillait dans le ciel. Un homme s’est exclamé en pointant du doigt la lune : Ils sont là haut ! A l’hôtel, une fille de mon âge suçait encore son pouce…
Une enfance heureuse. Mon père, d’une famille de marins du bout de la Bretagne, adorait le bateau. Un été, il a loué un voilier dans le Midi et nous sommes restés coincés à Port Cros par le mistral. Tous les jours, nous traversions la garrigue pour aller au bourg. J’adorais cet endroit préservé, les senteurs des pins au soleil.
Puis je me suis mariée. Mon mari adore lui aussi le bateau, il y a toujours travaillé. Je faisais mes études de lettres à Paris et nous voyagions beaucoup, dans tous les ports de plaisance, hors saison, pour préparer les bateaux des clients. Je me revois à Rouen assise dans le cockpit en train de faire ma dissertation, la ville autour de moi. A cette époque, on te laissait une paix royale à l’université si tu rendais tes devoirs dans les temps impartis.
En juin nous allions souvent dans le Midi. Nous avions comme mission de faire les trente heures du bateau du patron, à Cogolin. Nous sommes partis dans les îles du Levant avec un autre bateau, celui des enfants d’un client luxembourgeois. Quel délice ! Nous avions pris un cubi de rosé, nous nous versions un verre, nous plongions dans l’eau si claire, on remontait, on reprenait un petit verre…
J’adore le bateau. Mon mari et moi devions partir faire le tour du monde. On n’est jamais partis. Comme m’a dit une maîtresse d’école : vous élevez vos enfants pour faire le tour du monde mais vous ne partez pas !
On a eu un catamaran, Outremer. Nous l’avons vendu à des portugais et nous l’avons convoyé à Lisbonne. Il faisait mauvais, nous avons terminé le voyage, les enfants et moi, en train. Nous sommes arrivés en pleine foire internationale, c’était somptueux.
Je ne fais plus de bateau. Je ne connais plus personne qui fasse du bateau. Je n’ai plus envie de faire le tour du monde : les rêves n’ont qu’une durée de vie limitée. Quand on voit l’état du monde actuellement, cela ne donne plus envie d’en faire le tour.
J’écris, c’est ma manière à moi de faire le tour du monde, de mon monde.
« Quel est ce port où nul bateau n’aborde ?
Quel est ce sombre cap sans continent ?
Quel est ce phare sans miséricorde ?
Quel est ce passager sans châtiment ? «
Yvan Goll
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