Niokokro, le 12 mai 1994

Cher toi,

J’ai peur. Ce matin est venu à l’hôtel un homme étrange, vieux, barbe longue, yeux rouges, il s’appuyait sur un bâton. Il portait un sac rempli de bestioles et il les a lâchées dans l’hôtel. J’ai appris qu’il s’agissait de mangoustes, censées porter malheur. Le gardien l’a chassé, il est parti en proférant des menaces. Mustapha est resté très calme, il m’a demandé de m’asseoir et m’a prié de ne pas avoir peur, il était là et cela me protégeait. Il m’a dit que deux clans du Mambo s’affrontaient et que l’hôtel était au milieu de cet affrontement.

Edith M’Baye est venue me voir, elle était transformée. De femme imposante qu’elle était lors de sa première visite, elle me paraissait fragile, apeurée. Elle m’a conseillé de ne pas sortir de l’hôtel, ma vie est en danger comme celle de tous les occidentaux de l’hôtel. Elle m’a dit de faire attention à ce que je mangeais et buvais, je risquais d’être maraboutée. Je l’ai remerciée de ses conseils, elle est partie comme une voleuse. Que se passe-t-il ?

2 heures du matin

Un bruit, un bruit m’a réveillée. Comme un tam-tam qui jouait près de moi. Je me suis levée, il s’agissait bien d’un tam-tam. J’ai peur. Cela m’a rappelé ces récits des administrateurs des colonies qui vivaient dans la brousse et ne supportaient pas ces tams-tams dans lesquels ils voyaient une menace diffuse. Tu ne peux plus rien pour moi, Didier, je suis prise au piège. Impossible d’aller à l’aéroport prendre un avion pour la France, fini l’incognito. Finie la liberté. Mais une petite voix me dit :n’aie pas peur, tout va bien se passer. Tu sortiras plus forte de cette épreuve, il faut rester calme et faire attention . Faire confiance. Cela me rappelle ce qui est arrivé à Abidjan. Mon père avait acheté deux pintades qu’il a mises dans le jardin. On ouvrait le volet-mur et on voyait les deux animaux se promener tranquilles dans le jardin. Mais un beau matin, plus de pintades ! Mon père s’est mis en colère, il a appelé le boy qui lui a dit : t’en fais pas Patron, je m’en occupe. Les jours ont passé et un beau matin, les deux pintades étaient là ! Comme disait mon père, pas sûr que ce soient les mêmes, mais comment le savoir ? Mystère…

Le mystère m’environne, l’étrange me cerne. T’as voulu voir l’Afrique, tu la vois ! Nous avons bien ri avec Marc, ce soir, autour d’un mafé. Il m’est précieux, je suis bien entourée. Mustapha est soucieux et presque muet. Il est au cœur de la tourmente dont il veut me protéger…

Je te devine inquiet, tu ne dis plus rien. Qu’a donné ton contact avec l’ambassade de France ? Tu ne m’en parles pas. En tout cas, dès que tout cela est fini, je viens à Paris, nous irons ensemble boire un punch à la Rhumerie martiniquaise puis nous irons écouter du jazz, nous serons heureux.

Le tam-tam a repris, il me semble qu’il se rapproche… Je sens comme une boule sur la poitrine, l’angoisse m’étouffe. Quelqu’un frappe, c’est Mustapha, il m’ordonne de sortir, sa voix est brève, hachée, il me dit de prendre des vêtements, on doit partir. Je termine juste cette lettre pour que tu saches ce qui arrive. Voilà, Didier, je fais confiance à Mustapha, la Range Rover attend, le chauffeur est là, immobile dans le noir… Le tam-tam continue, que vais-je devenir ?

Juste un petit poème de Blaise Cendrars, je trouve qu’il traduit bien mon état d’esprit !

Je suis resté toute la nuit sur le pont écoutant les messages qui

arrivaient par TSF en déchiffrant quelques bribes

Et les traduisant en clignant des yeux pour les étoiles

Un astre nouveau brillait à la hauteur de mon nez

la braise de mon cigare

je songeais distraitement à Paris

A bientôt, ta Nadine

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